Répondant aux tags « italien » « extrême » et « seventies », trois noms me viennent à l’esprit : Caligula de Tinto Brass, La maladolescenza, et Salò. C’est de ce dernier dont il me faut parler aujourd’hui, ce coquin récit étant tout simplement la meilleure adaptation des écrits de notre cher Marquis de Sade avec Quills. Mais si ce cher comte écrivait ses livres comme des contes philosophiques (ce qu’ils sont à la base, le registre grivois étant surtout utilisé à des fins de provocations, parfois gratuites), Salò choisit de transposer Les 120 journées de Sodome dans le contexte de la dictature fasciste de Salò, où plusieurs hommes de pouvoirs se retranchèrent. Et autant le dire tout de suite : quand on a tout pouvoir, ça nous monte vite à la tête.
En effet, Pier Paolo Pasolini se livre à un véritable exercice de provocation, dans tout ce qu’il a de plus classique et de plus grinçant. La provocation classique, c’est utiliser un cadre magnifique avec les façades d’une société bien structurée pour faire éclater un tabou ou une vérité entrant en totale contradiction avec ce soin graphique. On en a eu de beaux exemples avec le récent Anti Christ, ou l’excellent reportage sur la Fistinière, trouvable facilement et en bonne qualité sur internet. Pasolini pose le décor stable, avec l’ordre que la dictature implique. Arrive alors le choix des différents concurrents au titre convoité de Favoris des hommes de pouvoirs. En effet, les 4 représentants du pouvoir (le président, le roi, le juge et le cardinal) sont amenés à choisir 8 jeunes hommes et 8 jeunes femmes afin de les accompagner dans leur résidence à Salò. Dès leur arrivée, leur quotidien est brièvement exposé par des édits présentés directement comme déviants, sensés régir leur nouvelle vie au sein de la demeure. Le festival d’immoralité peut commencer. Pasolini se livre alors à des excès retenus (Sade n’hésitait pas à décrire sur 2 pages l’ensemble d’une orgie, quoi quand et comment, mais son style directe et son utilisation d’un vocabulaire trop recherché écourtait l’action et en atténuait l’impact), qui ont néanmoins un pouvoir dévastateur sur le spectateur atterré par le spectacle qu’il est en train de voir. Peut-on atteindre une telle immoralité, perpétrée qui plus est par toutes les formes de pouvoir connues (qui n’ont pas changé à ce jour) ? La réponse est indubitablement oui, le pouvoir atteignant ici des degrés de corruptions rarement montrés. Rappelons que les écrits du marquis datent du XVIIIème, et qu’ils sont toujours transposables dans notre époque. Salò n’a rien d’une promenade de santé. C’est une plongée profonde prolongée dans ce que la corruption peut engendrer. La gradation dans la déshumanisation et la souffrance humaine est d’ailleurs finement canalisée, nous lançant d’abord les fantasmes qui nous venaient en premier lieu à l’esprit. La séparation en trois cercles du film, inspirée directement de l’Enfer de Dantes, permet, en plus de toujours aller plus loin dans le registre de la corruption, de donner une dimension presque métaphysique au film, en en faisant un Enfer sur terre, dont les démons seraient les hommes de pouvoir et leurs gardes (les nombreuses références bibliques à l’appuis, la tirade désespérée « Oh Dieu, pourquoi nous as-tu abandonné …). Les sévices prennent alors des éclairages nouveaux, et le réalisateur peut alors se permettre d’expérimenter sur la souffrance, en cherchant toujours comment elle peut être la plus destructrice. On assiste donc à de fréquentes humiliations (le cercle de la merde en est un des plus beaux exemples, en prenant des proportions ridicules avec le banquet final) et à de la violence de plus en plus radicale dans la gratuité. Ainsi, on organise un concours exprès pour tuer un des prétendants, la menace est omniprésente, en bref, la situation d’un des individus présent ici peut changer du tout au tout en une seconde. La peur primale, l’insécurité constante, en face de personnes qui n’ont aucune morale et pour mécanisme de fonctionnement leur plaisir instantané. Personne ne peut résister au Pouvoir absolu de faire plier les autres à sa volonté, et peu à peu, c’est logiquement que nous atterrissons au troisième cercle : celui de la mort, où notre jeu tragi-comique avec prendre maintenant fin. Et curieusement, dans ce dénouement sans surprise et particulièrement morbide (la danse des bourreaux au milieu des tortures), que Pasolini choisit de faire réapparaître l’humanité des bourreaux qu’il s’était attaché à rabaisser (faire souffrir les victimes, c’est les humaniser au détriment de leur bourreau). Les victimes sont alors tuer au loin, presque anonymement, tandis qu’on s’attache aux hommes de pouvoirs qui assistent aux séances par l’intermédiaire de jumelles. Le personnel de maison, traumatisé, quitte les lieux ou se suicide, le Mal étant fait de toute façon. Enfin, alors que les tortures battent leur plein, le film s’achève sur la danse de deux soldats, une sorte de ballet qui restaure immédiatement l’humanité qui leur avait été ravie par le réalisateur au cours d’innombrables sévices. Choix particulièrement ambitieux de Pasolini, qui affirme en se tenant droit devant nous : « Nous créerons toujours notre propre enfer. » « Salaud ! » qu’on voudrait lui dire, tant la portée pessimiste et nihiliste du récit terrasse dès sa première vision. Mais c’est hélas le résultat du pouvoir sur la défaillance de l’esprit humain. Si Caligula était quelque peu gâché par des inserts porno, il développait magnifiquement cet aspect, cette transformation du personnage. Ici, on en mesure les conséquences, sur un ton de provocation parfaitement efficace dans sa rigueur (la parodie de mariage). Vraiment, Salò peut se vanter d’être le film le plus dur à regarder des années 70, mais il contient un discours sur l’humanité bien plus réflexif qu’il n’y paraît. Encore faut-il avoir le recul pour l’aborder.
6/6
de Pier Paolo Pasolini
avec Paolo Bonacelli, Giorgo Cataldi